Khemais khayati, originaire du nord-ouest tunisien, journaliste de cinéma, docteur en sociologie du cinéma sur les films de Salah Abou Seif, a enseigné à l’Université de Paris 3. Il collabore durant 20 ans à France Culture et il est membre du comité de sélection de la semaine de la critique à Cannes. En tant que journaliste, il a travaillé à France 3, à Al Yom Assabi puis à la télévision tunisienne. A son actif plusieurs ouvrages en français et en arabe sur le cinéma. Nous l’avons rencontré à l’occasion de la sortie de son nouvel ouvrage sur la télévision : «L’œil qui veille».
Vous venez de publier «L’œil qui veille» qui est une lecture du paysage télévisuel de 2008 à 2014…
Le titre du livre renvoie au nom d’une chronique que j’ai instituée avec l’aide de Hichem Skik à Ettarik El jadid. C’est un livre qui brasse le paysage télévisuel de 2008 à 2014. Ça raconte l’histoire, selon mon point de vue, du «branle-bas» télévisuel qui a eu lieu à cette époque, je veux dire la naissance de nouvelles chaînes et le ciel qui s’est ouvert aux satellites et toutes ces télévisions qui nous sont tombées sur la tête. Dans ce branle-bas il y a aussi les guerres entre les chaînes de télévision tunisiennes privées et il y a les chaînes à tendances religieuses qui envahissent le paysage, etc. Il y a beaucoup de bagarres dans cette période comme celle qui a concerné le passage de l’Enric à la Haica.
Avec votre expérience sur FR3 en France vous avez eu contact avec le CSA. Croyez-vous que la Haica peut devenir une instance aussi régulatrice ?
Le problème en Tunisie c’est que les gens croient que la régulation est la réglementation , le contrôle et la censure en quelque sorte . Alors que ce n’est pas le cas car la régulation du paysage audiovisuel n’est pas sa réglementation. Je me souviens qu’il y avait des gens contre la Haica parce qu’ils croyaient que c’était une instance de réglementation et de censure . Dans ce livre il y a donc toute cette histoire que j’embrasse de façon hebdomadaire et en citant des faits.
Votre opinion sur les chaînes de télévision aujourd’hui
Tant qu’il y a des chaînes de télévision régies par une régulation je prends position pour autant de chaînes que possible. Malheureusement nous avons une condition «congénitale» qui empêche la Tunisie d’avoir beaucoup de chaînes de télévision, à savoir le marché très réduit de la publicité.
Vous pensez que la télévision a servi ou desservi la politique aujourd’hui ?
Selon une enquête Emrod en 2015, 55% des Tunisiens croient à ce que dit la télévision. Pour eux c’est une parole d’évangile. A mon sens c’est la télévision qui crée la politique parce qu’elle s’introduit chez les gens et chez les électeurs en quelque sorte. D’autre part quand on voit carrément des querelles de clochers à travers des chaînes de télévision qui affichent leurs tendances politiques on comprend que c’est là où se fabrique la politique.
Oui mais ce sont des chaînes qui ont dégoûté le Tunisien de la politique…
Je ne pense pas qu’il soit aussi dégoûté que ça pour une simple raison. 99% des foyers tunisiens ont des téléviseurs. Et le Tunisien passe quatre heures par jour devant sa télé. Il peut dire qu’il «en a marre» mais il regarde toujours la politique sur les chaînes tunisiennes d’autant plus que nos chaînes ne sont pas riches en production audiovisuelle de fiction pour qu’il puisse regarder «autre chose». Cela dit, il y a des choses vraiment «débiles» à la télé, mais le spectateur lui-même aime regarder des choses parfois «débiles» pour les critiquer ensuite.
Le rôle de la télévision est aussi d’élever le niveau…
Le rôle de la télévision est de distraire avant tout. Les télévisions qui élèvent le niveau ne sont pas légion. En France, par exemple, à part Arte, toutes les télés font dans le divertissement. Parlons par exemple des émissions culturelles à la télé qui ont fini par dégoûter les Tunisiens de la culture parce que c’est fait de façon tellement didactique et sous forme de «leçon» de culture… Plus de 67% des Tunisiens zappent quand il y a une émission culturelle à la télévision. Or, pour intéresser les gens à la culture, il faut faire de la communication et pas leur donner des cours…
En tant que critique, quel est votre regard sur le cinéma tunisien ?
Je précise qu’on n’a pas de cinéma tunisien mais on a des films tunisiens. D’abord il y a un nombre très réduit de salles de cinéma ensuite parce qu’aucune télévision tunisienne ne diffuse les films tunisiens alors qu’il y a la bagatelle d’un million sept cent mille Tunisiens (selon Sigma) qui voient des films à la télé. Sur un autre plan, le coût d’un film est techniquement moins cher aujourd’hui, avec une plus grande liberté pour les tournages et les autorisations. Je constate aussi qu’il y a des films tunisiens qui réussissent dans les festivals à l’étranger et qui passent ensuite dans le circuit commercial en Tunisie. Malheureusement en l’absence de billetterie unique on ne peut pas savoir le nombre de spectateurs qui les a visionnés. Le Cnci doit vraiment imposer la billetterie unique. Ça, c’est pour le côté industriel. Pour parler de qualité je dirais qu’avec l’hégémonie du visuel nous avons une génération de cinéastes très différente de celle de Nouri Bouzid par exemple. Cela dit, faire un film n’est pas uniquement filmer, c’est aussi raconter… Nous avons aujourd’hui des films de très grande qualité comme «Un fils» dont le scénario est extraordinaire. Il y a aussi cette génération qui profite de la liberté d’aborder certains sujets comme celui du don d’organes dans les pays arabes. La qualité existe chez cette nouvelle génération de cinéastes, maintenant il faut développer davantage le côté industriel.